A Théodred, frère bien-aimé, Ellinde, sœur dévouée. Je t’écris bien tard, mais je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Il est des soirs comme celui-ci où les souvenirs m’assaillent. La raison en est toute bête, j’ai retrouvé ce matin dans mes coffres le collier de perles que Maman m’avait donné quand j’ai été fiancée, le jour de mes dix ans. Tu sais, celui qu’elle portait toujours ? « Parce qu’il va avec tout » disait-elle.
J’ai longtemps crû l’avoir perdu et cela me causait une immense peine. A toi je peux le dire, j’étais si heureuse de voir qu’il avait toujours été là que j’en ai pleuré. Tu dois me trouver bien sotte, mais tu sais que je ne suis pas de ces femmes dont les paupières s’embrument pour un rien.
Il m’a rappelé elle, sa douceur, son sourire, sa tendresse. Et j’ai alors souhaité redevenir une enfant, juste un instant. Pour qu’elle me berce et me couvre de baisers. Pour nous cacher et nous battre encore dans le foin des écuries, toi, Théomer et Eothain et moi. Vous auriez fait semblant de me laisser gagner bien sûr, mais je n’en aurais conçu pas moins de fierté et la colère de Père n’en aurait pas été moins tempétueuse, ni son châtiment, sévère.
Où fuit l’innocence des enfants, Théodred ? Avec leurs rires et leur candeur ? Ces jours sont clos, rien, jamais, ne nous les ramènera. Il n’en reste que des souvenirs certes aussi doux que le miel et mais aussi âpres que l’armoise. En avons-nous seulement assez profité lorsque nous le pouvions ?
Je n’ai pas reçu de lettre de père depuis quelques semaines, c’est loin d’être dans ses habitudes… J’ai crains un moment qu’il n’ait été rattrapé par ses douleurs. Embrasse-le pour moi et assure-le de mes meilleures pensées.
Et comment se porte notre sœur ? Elle était un si charmant poupon, comme elle doit faire une belle femme. Je lui écrirais bientôt, mais si je me tourne vers toi ce jour c’est que je suis fort préoccupée. J’ai eu vent de rumeurs qui parlent de l’unir à l’héritier du trône, au frère du roi, qu’en est-il vraiment ? Si elles sont vraies, je t’en prie, pour l’amour de moi, parle à notre père et dissuade l’en. Autant que tu le peux. Ce n’est pas un homme respectable, et encore moins un époux respectable. Tu peux me croire, je crois pouvoir me targuer d’être bonne juge en la matière. Les Gamedras ne doivent pas allier leur nom au sien, à aucun prix. Même celui du pouvoir.
Je crois te savoir fiancé aussi, à la fille Bahron, n’est ce pas ? Je ne l’ai pas vue ces dernières années mais on la dit jolie et gracieuse, au moins autant que sa mère. Tu ne m’en as pas parlé dans ta dernière lettre… Tes silences en disent plus long que tes discours, mon frère. Pensais-tu vraiment pouvoir te contenter d’une vie de catins et de vin ? Pas lorsque l’on est un Gamedras. Pas lorsque l’on est l’aîné des Gamedras. Quoi que t’inspire cette union, garde-le pour toi. Songe à la manière dont notre mère fut bafouée par notre père. Songe à la manière dont l’ancienne reine le fut et dont je le suis, moi. Ne deviens pas un de ces hommes. Trousse quelques servantes au détour d’un couloir si le cœur t’en dit, mais sois suffisamment respectueux de ta femme pour qu’elle puisse au moins prétendre ne jamais le savoir.
Salue notre frère et notre sœur pour moi, assure-les de toute mon affection. J’aurais aimé pouvoir la leur donner plus tôt, je me rends compte chaque jour, que le temps passé avec notre êtres chers est bien trop précieux pour repousser à demain ce qui peut et doit être dit aujourd’hui.
Ne te préoccupe pas de moi, j’ai Théomer pour veiller sur moi et Eledorl, le fils du roi, pour lequel j’ai plus d’affection que je ne saurais le dire.
Avec toute ma tendresse,
Ellinde
Lettre d’Ellinde à Théodred Gamedras - …. 1099 CA
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A Isilthiel, lui qui est sien, Ellinde, elle qui est sienne.Mon aimé,
je prie le Père de Tout pour que ce message te trouve vite et en bonne santé.
Je n’ai pas tremblé, ni pleuré lorsque le Père suprême m’a uni au roi, ni même lorsqu’il est venu me rejoindre ce soir-là. Et pourtant au matin, j’ai crû mourir ce matin où l’on m’a dit que tu n’étais plus là et depuis j’erre entre ces murs, comme une ombre prisonnière qui ne peut trouver le repos. Je t’ai causé une grande souffrance, je le sais et je te demande mille fois pardon. Les Valar m'en soient témoins, si je pouvais changer le cours du temps...
Après t’avoir causé si grand mal, peut-être ais-je un espoir qui peut te rendre le bonheur. Cela fait la deuxième lune que je n’ai pas saigné. Je n’ai pas voulu m’alarmer le mois dernier, je sais que cela peut se produire en période de grande contrariété. Cela m’était déjà arrivé auparavant, il y a plusieurs années, lorsque j’ai enterré ma mère.
Je n’ai pas su reconnaître les premiers signes. La douleur de ton absence, le dégoût de ce mariage, m’a fait perdre l’appétit et je m’en suis rendue si malade, que c’est avec peine que j’ai réussi à ne pas en alarmer ni le roi, ni personne. Mais aujourd’hui, je ne peux plus ignorer la vérité, ce ventre qui se tend, ces seins qui s’alourdissent, la lassitude que j’ai pour tout... Un fils grandit dans mes entrailles et c’est le tien.
Je ne ferai rien sans avoir attendu ton retour. Hâte-le, je t’en prie. Chaque jour, chaque semaine rendra ce secret plus difficile à dissimuler encore. Je suis certaine qu’il n’est pas encore trop tard pour nous.
Je sais les liens qui m’enchaînent et je les hais autant que toi. Toi seul peut encore les briser, car je suis et demeurerai toujours tienne.
Ton Ellinde
Lettre d’Ellinde à Isilthiel - … 1083 CA. Cette lettre fut interceptée par les espions du roi et ne fut jamais transmise à son destinataire.
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Aujourd’hui, s'est tenue la cérémonie de l’Offrande d’Eledorl. J’ai accueilli ce jour avec un mélange de fierté et de mélancolie. Je comprends mieux les larmes de ma mère lors de celle de Théodred. Je n’ai pas pleuré, j’ai appris à perdre ceux qui me sont chers. Même si j’ai crains chaque jour depuis sa naissance qu’on ne me l’enlève, je n’ai pas élevé notre fils pour qu’il soit de ces pleutres, couvé par leur mère. J’ai dissimulé ma gorge nouée derrière un sourire et ce fut tout.
Le roi voulait instamment lui offrir une catin, clamant à qui voulait bien l’entendre qu’il n’était pas normal que ce garçon n’ait pas été déniaisé plus tôt. Il ne l’a fait que pour me contrarier, il sait combien je réprouve ces marques de trivialité. Il doit être avec elle à l’heure où j’écris, mais je sais qu’il ne la touchera pas. Je suis heureuse qu’Isildur ne l’ait pas suffisamment approché dans son enfance pour qu’il ait acquis suffisamment d’honneur. Il m’a affirmé, dans un sourire qui n’appartient qu’à lui, qu’il la payerait assez grassement pour qu’elle clame finalement ce que l’on attendait d’elle et que le sujet soit enfin clos.
Lui seul arrive aussi aisément à radoucir l’hiver de mon cœur. Si tu l’avais vu devenir ce qu’il est, comme tu aurais été fier toi aussi. Il est loyal, franc et généreux. Taciturne aussi parfois. Et borné, et emporté, ce qui a le don de me mettre en rage car je peux l’être plus que lui. Mais nos disputes ne durent jamais bien longtemps et je ne saurais me souvenir de la dernière. Il me semble que plus les jours passent, plus je te vois en lui. Il lui reste encore à grandir et à se former un peu, mais quel homme il fera !
J’y pense souvent, suffisamment pour me faire du mal, à ce qu’aurait pu être nos vies si tout avait été différent. Les prêtres nous disent d’accepter notre destin mais c’est bien là une chose à laquelle je n’ai jamais pu me résoudre pour le plus grand malheur du roi. La résignation. Je me crois parfois folle, mais je refuse de me dire qu’il ne peut en être qu’ainsi.
Je crois que je n’ai jamais cessé de t’aimer. Je me rends comme cet aveu fait de moi sans doute l’être le plus pathétique sur Terre ! J’ai essayé pourtant, persuadé que je parviendrai peut-être à un semblant de bonheur si j’étais raisonnable… Tous ces hommes, je m’en rends compte à présent, te ressemblaient tous. Je les ai pourtant tous chassés, les uns après les autres, avant même de me perdre dans leurs bras. Aucun n’avait ce que je cherchais : l’odeur de ta peau, le miel de tes lèvres, la chaleur de ton corps. Mais je crois que si je t’ai toujours aimé, c’est parce que je t’ai toujours attendu. Et que je t’attends encore.
Comme il me semble loin ce temps où je tressais mes cheveux d’elanor dorées. Me reconnaîtrais-tu seulement ? Je ne suis plus la jeune vierge de jadis, lorsque nous nous sommes connus. Ton père l’a tuée. Parfois, j’ai peine à me reconnaître dans cette femme hautaine et acerbe, protégée derrière cette armure dont je n’ai plus la clé.
Je t’écris ce que je ne peux dire tout haut et ce que je crois pourtant de chaque fibre de mon être : toi, seul est digne de siéger sur ce trône qui te revient. C’est non seulement ton droit, mais aussi le salut de ce royaume qui ne cesse de s’enfoncer toujours un peu plus dans la médiocrité et dans le chaos.
Beaucoup pensent comme moi, je le sais, il te reste encore des partisans au sein du Conseil. Je m'attache à y siéger aussi souvent qu'il m'est possible pour garder un pied dans la politique de ce malheureux royaume. Il nous est arrivé d’échanger des regards de connivences et des murmures discrets. Je ne sais pas s’ils me font entièrement confiance, aucun ne me pense totalement inféodée au roi je crois, il ne faut pas être grand clerc pour voir combien nous ne sommes unis que par le désaccord et la haine. Mais de là, à penser que je prendrais fait et cause pour toi s’il fallait soutenir tes droits…
Il pense connaître la reine, mais ils ne me connaissent pas moi. Je ne suis pas cette femme glaciale, qu’ils pensent aigrie parce qu’elle demeure le ventre désespérément vide de tout nouvel hériter depuis toutes ces années, qui tolère les injures de son mari sans mot dire. Ce feu qui couve en moi peut tout consumer. Le jour venu, je saurai manœuvrer pour toi, me dresser pour toi. Pour l’avenir de notre fils et pour l’avenir de ce royaume.
Un autre destin t’attend Isilthiel, loin de la fuite et de l’ombre et je réalise, oui, aujourd’hui qui si je me suis si longtemps accrochée à la vie, ce n’est que pour voir ce jour. Je coifferai ta tête de ma propre couronne.
Et, s’il est peut-être trop tard pour nous, je demeurerai toujours ta première et plus fidèle vassale.
Ellinde
Lettre d’Ellinde à Isilthiel - … 1099 CA. Cette lettre ne fut jamais envoyée, à ce jour elle reste dissimulée par la reine dans un recoin secret de ses appartements.
***
[…] Quelle méprise… Ici, tout le monde ne parle que d’Irolir lorsqu’il s’agit d’évoquer l’ « héritier » du trône. Le nom même d’Isilthiel a été proscrit depuis dix ans. J’étais si loin de penser que Père concevait ces projets pour lui. Tu me vois heureuse, car j’apprends ici qu’il demeure en bonne santé. Puisse le soleil de nouveau illuminer ses jours sombres.
[S’ensuit des lettres et des mots griffonnés]Pour ce qui est de l’union de notre sœur, c’est certainement pour le mieux. Il fera sans nul doute un merveilleux époux. Si ta route croise de nouveau celle d’Isilthiel prochainement, dis-lui
[Cette phrase a été rayée]Je reconnais bien là de notre père : il place savamment ses pions de sorte de s’assurer la victoire quel que soit le parti qui l’emporte dans l’hypothèse d’un conflit ouvert entre le père et le fils. Je ne l’en blâme pas, sans doute aurais-je agi de la sorte si j’avais été à sa place.
J’aimerais seulement ne pas être à la mienne.
Avec toute mon affection,
Ellinde
Extrait de lettre d’Ellinde à Théodred - … 1099 CA. Il s’agit d’une réponse à Théodred faisant suite à la précédente lettre d’Ellinde. L’écriture est tremblante et de petites tâches d’eau, bien que savamment dissimulées, ont diluées l’encre ça et là.
code (c) Auril sur base de crackle bones